La paix

La silhouette de Frédéric se découpait nettement dans l’aube froide de ce premier jour de printemps. Il tentait de se contenir, mais ne pouvait réprimer des frissons dus à sa presque totale nudité. Un simple caleçon blanc préservait son intimité. Ce qu’il redoutait le plus, c’était les crampes. Sa position manquait de naturel et de confort, mais il ne pouvait plus en changer. Ses bras levés en « V » se prolongeaient par deux manches de pioche qui soutenaient la banderole. Un drap blanc simplement orné de quatre lettres tracées avec soin grâce à du cirage de mauvaise qualité, celles du mot PAIX. Il s’était préparé à attendre longtemps. Il lui était impossible de savoir quand Konrad le rejoindrait. S’il le rejoignait jamais. Comme personne ne lui avait tiré dessus dès les premiers instants, il pouvait raisonnablement espérer qu’aucune balle ne surgirait de la tranchée adverse, voire de sa propre tranchée. Il se trouvait dans le no man’s land, à peu près à la même distance des deux lignes. Légèrement plus proche des Français toutefois.

La boue séchait lentement, avec difficulté comme si l’eau s’attardait pour laver la terre gorgée du sang des combattants malchanceux. Il n’avait pas plu depuis trois jours, un record. Malgré lui, Frédéric avait repéré un trou d’obus. Un réflexe. Lors de chaque charge désespérée, les yeux de la plupart des hommes cherchaient une dépression du terrain dans laquelle ils pourraient se replier en cas de débâcle. C’est à dire à chaque fois. Pour les officiers, il s’agissait de lâcheté voire de désertion. Mais la façon de penser de ces décisionnaires n’avait rien à voir avec la vie des hommes. Avec leur mort oui. Comme s’ils devaient rendre des comptes au diable en personne. Frédéric avait vu à plusieurs reprises, lors des retraites désordonnées, le lieutenant Dubret, stoïque sous la mitraille ennemie, sortir son arme de service et la braquer sur un pauvre bougre flanqué de l’uniforme français, plus mort que vif, le visage enfoui dans la fange mêlée de terre et de tripes, comme pour ne pas voir la faucheuse s’approcher de lui. À sa connaissance Dubret n’avait jamais tué un de ses hommes. Trop maladroit, disait-on. Un mortier allemand avait eu raison de lui, le jour de Noël, avant qu’il ne commette cet acte ignoble qui lui aurait peut-être valu une énième décoration de pacotille à épingler sur sa poitrine comme une armure de music-hall. Dans la tranchée, personne ne l’avait pleuré. Personne ne s’était davantage réjoui de son décès. Une mort, quelle qu’elle soit n’était pas l’occasion de crier des hourras. Juste un passage quotidien. Une banalité funeste. Un rapport à rédiger. Le quartier général n’avait pas traîné pour le remplacer. Il semblait posséder un élevage de sous-officiers tous issus du même moule, tous interchangeables.

Pourtant, Frédéric savait que cette fois il ne se précipiterait pas dans un trou. Ou tout se déroulerait comme prévu, ou il mourrait, là, seul, en caleçon.

Au-delà des lignes allemandes, à l’horizon, le soleil se levait. Le premier rayon traversa les membres décharnés du dernier arbre encore debout, du dernier représentant de son espèce à des kilomètres à la ronde. Frédéric se dit qu’avec un peu de chance, ce digne représentant de la botanique reverdirait, il serait plus fort que l’horreur. Les oiseaux reviendraient peupler ses branches dès que les bourgeons oseraient braver de nouveau le monde des hommes. La nature reprendrait ses droits, comme toujours. La terre, abreuvée du sang des hommes et des bêtes, permettrait à l’herbe grasse d’abonder, de nourrir des troupeaux entiers qui, à leur tour, empliraient les garde-manger des hommes et des femmes. Ceux qui auront survécu au carnage et à la destruction, s’il en survit. Ceux qui oseront regarder par dessus leur épaule en tremblant, s’attendant, à chaque instant, à entendre le sifflement morbide de la folie des hommes.

Frédéric savourait le silence. Une denrée inexistante sur le champ de bataille depuis des mois et des mois. Les canons tonnaient du matin au soir sans interruption. Les bombes amies et ennemies zébraient le ciel au dessus des tranchées sans se soucier de la nationalité de leurs potentielles victimes. Quoiqu’en dise la quartier général, un pourcentage non négligeable des victimes devait son trépas aux impôts de ses propres concitoyens. Parfois, la nuit, quelques artilleurs faisaient du zèle sans doute pour épuiser leur quota d’obus pour faire de la place à la livraison suivante qui arriverait avec une précision de métronome, de manière d’autant plus surprenante que le ravitaillement des hommes parvenait au compte-goutte. Mais pourquoi alimenter des hommes destinés à périr déchiquetés ou ensevelis ? Des ventres vides montent d’autant plus facilement au front à l’heure de la digestion, qu’il n’y a rien à digérer. À part le vin. Le vin ne manquait jamais. Du mauvais vin. De la vinasse. Un breuvage infâme et indigne des vignobles français. Peu importait. Les soldats s’étourdissaient sans se soucier des effets néfastes de cet alcool sur leur foie ou leur pancréas. Ni sur leur cerveau d’ailleurs. Au contraire. L’anesthésie cérébrale était espérée, recherchée. Comment, autrement, se précipiter au devant des balles ennemies en sachant que un homme sur quatre ne reviendra pas. Les brumes éthyliques transformaient les calculs. Hé mon vieux, trois bougres sur quatre seront de retour ce soir dans leur boue familière. Franchement, trois chances sur quatre de revenir en un seul morceau, c’est pas si mal. Allez, à la tienne. Frédéric ne buvait pas, et en cela il se distinguait de la majorité de ses camarades. Ce n’était pas par esprit de contradiction, mais, par un caprice de la nature, son estomac n’avait jamais accepté la moindre goutte d’alcool. Même le baba au rhum de sa mère le rendait malade. Quelques quolibets firent long feu et il acquit un sobriquet original auprès de ses camarades : La Plante. Comme une plante, il ne buvait que de l’eau. Paradoxalement, il était souvent plus difficile de trouver un demi-litre d’eau potable qu’un cruchon de tord-boyaux. Autre inconvénient, l’eau ne nourrit pas son homme. La Plante ressentait la morsure de la faim plus souvent qu’à son tour.

En tant qu’instituteur, Frédéric ne fut pas mobilisé dès les premiers mois du conflit. Il eut tout loisir de prendre connaissance de la propagande qui annonçait que les vaillants soldats français remportaient victoire sur triomphe, alors que les vils prussiens, mangeurs d’enfants, reculaient chaque jour un peu plus vers leur pays honni. Le hall de la petite école communale arborait de manière patriotique une immense affiche en couleurs représentant une joyeuse troupe de soldats montant au front la « fleur au fusil », le sourire aux lèvres, l’œil rieur. Des femmes aux joues rouges leur jetaient des baisers du bout des doigts, fières de soutenir leurs hommes qui s’en allaient rendre sa dignité à la France, arracher l’Alsace et la Lorraine aux griffes allemandes et démontrer au monde entier la toute puissance de l’armement national. Frédéric ne savaient pas si l’Alsace et la Lorraine devaient être françaises ou allemandes. Il estimait que les seuls à pouvoir trancher étaient les Alsaciens et les Lorrains. Un referendum aurait dû pouvoir régler cette histoire de territoire. Il aurait éviter une guerre de plus. Une guerre nouvelle. Une guerre du vingtième siècle. Une guerre différente comme affirmaient les états-majors par le biais des journaux. Différente en quoi ? Frédéric n’était plus le jeune homme naïf de l’affiche. Il avait fêté ses trente-sept ans en janvier quinze. Il ne voyait pas de différences entre une guerre et une autre. C’était toujours le peuple qui allait au casse-pipe. C’était toujours le paysan qui embrochait le paysan. L’artisan qui mitraillait l’artisan. L’ouvrier qui mutilait l’ouvrier. Il gardait à l’esprit ces guerres d’antan quand les généraux adverses se donnaient rendez-vous en terrain neutre, autour d’une bonne table, pour planifier les combats qu’ils observeraient à la lunette, sur un promontoire, bien à l’abri des balles perdues, comme des joueurs d’échecs débutants sacrifiant la reine pour tromper l’adversaire sans se rendre compte qu’ils se passaient eux-mêmes le sabre au travers du corps. Pas de leur corps, non. Leur corps étaient bien trop important pour la nation. Ils devaient vivre pour échafauder le futur conflit en pestant contre ces incapables qui leur avaient fait perdre la face en essuyant une déculottée mémorable. Quinze-mille paysans, artisans et ouvriers perdus au champ d’honneur. Quelques médailles, un peu de clairon et il faudrait bien oublier cette défaite pour mieux préparer la suivante. En revanche, Frédéric était à peu près certain que l’armement français n’était guère plus performant que celui de la Prusse. Chaque camp possédait une infinité de canons plus redoutables les uns et les autres, capables d’arroser consciencieusement vingt-quatre heures sur vingt-quatre les champs désolés du nord de la France. La Prusse possédait l’avantage du nombre, disait-on. Le nombre… C’est ce qui avait fait réfléchir le jeune instituteur. Le nombre… Comment une nuée d’hommes peu concernés, de part et d’autre, par les tenants et les aboutissants du conflit, à peine informés des raisons politico-territoriales dudit conflit, comment une nuée d’hommes éreintés, répugnants de saleté, psychologiquement au fond du trou, comment une nuée d’hommes hagards, éloignés de l’amour des leurs, ignorants de la croissance de leurs enfants si ce n’est dans de rares lettres censurées par ces messieurs de l’état-major, comment cette nuée d’hommes ne se révoltait-elle pas ? Frédéric avait tourné et retourné ce constat dans sa tête alors qu’il cherchait un sommeil fuyant étendu sur une mince couche puante, grouillante de vermines ou quand il jouait la sentinelle, dans le froid piquant des nuits d’hiver nordique, sans pouvoir griller une cigarette sous peine de servir de cible aux tireurs d’élite d’en face ou d’être puni par un sous-officier en manque d’autorité. Et puis l’idée avait germé dans sa tête. Tout doucement. La paranoïa était telle dans les tranchées que les soldats redoutaient que leurs pensées les plus secrètes, les plus intimes, sourdent de leur corps maltraités. Frédéric savait que la frontière était fine entre philosophie et insubordination, entre insubordination et peloton d’exécution.

Frédéric pourrissait sur le front depuis trois mois il avait acquis la conviction qu’il ne rentrerait jamais chez lui, que ce conflit absurde aurait sa peau et que son nom accompagnerait celui de millions d’autres « Tombés pour la patrie » dans les pages de registres incomplets, oubliés sur une étagère poussiéreuse du ministère de la guerre.

Lorsque nous sommes persuadés que notre mort est inéluctable et imminente, les questions ne comptent plus. Ni le quand, ni le comment. Le pourquoi non plus, mais le pourquoi n’a jamais compté.

Alors Frédéric a réfléchi. Il a toujours été plus cérébral que manuel. Le maniement de son fusil lui restait encore assez mystérieux. En revanche, son cerveau fonctionnait à plein régime. Un élément dont il était certain, c’est que la majorité de troufions ne savaient plus pourquoi ils se battaient, sinon pour leur propre vie. Une autre certitude encombrait ses réflexions. Le nombre. Ici et en face.

Puis Konrad est apparu.

(à suivre) (ou pas)

Non, mais sérieusement.

Gifnem29

11 commentaires sur “La paix

      1. Si vous le méritiez, je mettrais volontiers des herbes de Provence dans votre potager. Giono est un écrivain majeur. En parallèle, je bouquine un « polar vaudou » assez prenant : « SORO », de Gary Victor (écrivain haïtien), éditions Mémoire d’encre (Québec). Bon, je vais repasser mon linge avant qu’il ne me saute à la gorge (tousse tousse mais laisse tes poumons dehors me dit ma poulette, les chats aiment le mou-enfin, beaucoup moins depuis l’invention des croquettes-)
        Bonne soirée !

        Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire